mercredi 18 décembre 2013

Smack ! Le Baiser Dans La Rome Antique.


                                        Je vous l'accorde : la logique aurait voulu que je procède dans l'ordre inverse. J'ai déjà évoqué sur ce blog la question de la sexualité dans l'antiquité romaine, et voilà que je vous propose aujourd'hui un article sur le baiser ! Mais j'ai tout de même une excuse... L'idée m'est venue en parcourant une interview de l'historien Thierry Eloi, donnée au site Rue89. Interrogé sur la sexualité à Rome, il explique entre autres que les Romains avaient du plaisir et de la sensualité une autre conception que la nôtre.
"Le plaisir, ce n’est pas non plus à travers le pénis ou l’anus que l’homme va le trouver, parce que c’est un contact avec l’intérieur du corps. Or l’intérieur du corps, c’est des glaires, c’est visqueux. Ce ne sont que des "humeurs". On est plus en contact avec ce qui fait la beauté décente du corps : la peau. Car le plaisir des Romains se trouve dans le baiser sur la peau. Encore mieux que ça, le baiser autour de la bouche. C’est l’échange de souffle qui est recherché. Les Romains n’estiment pas que le comble du plaisir, c’est l’éjaculation. Le comble du délice, à Rome, et pour un Romain, c’est le baiser. Le souffle, c’est l’éternité de la chaleur, la douceur, la chasteté et de la bonne haleine. Ce n’est pas une jouissance spermatique, c’est la jouissance pneumatique." (Lien ici.)

"Le Baiser" d'Auguste Rodin.

                                        Qu'élégamment ces choses-là sont dites ! Oui, mais voilà qui soulève une interrogation : si le baiser est le comble du plaisir pour un Romain, quel rôle a-t-il exactement dans la vie quotidienne ? Est-ce un acte public, ou est-il au contraire réservé à l'intimité ? Et n'a-t-il qu'une dimension sexuelle, ou peut-il revêtir une autre symbolique, en fonction des circonstances ? Nous allons voir que le sujet n'est pas aussi anodin qu'il y paraît.

                                        En abordant ce thème dans l'antiquité romaine, on ne saurait parler "du baiser" mais "des baisers": loin d'être une simple manifestation amoureuse, ce geste comporte différentes significations et porte en lui un code précis. On pourrait dire qu'il existe plusieurs niveaux de baisers, du plus solennel au plus intime... Sénèque écrit d'ailleurs : " Autre est le baiser qu'on donne à une maîtresse, autre celui qu'on donne à un fils; et toutefois ce baiser si chaste et si pur manifeste assez la tendresse d'un père." (Sénèque, "Lettres à Lucilius", IX -75). De fait, il existe plusieurs traductions du mot "baiser" en Latin, comme oscule, basium ou suavium.

                                        A Rome, les démonstrations publiques d'affection sont en général prohibées, et on ne les tolère que dans des circonstances bien définies. A tel point que le baiser sur la bouche a même fini par être interdit en public !  Ainsi, Plutarque raconte dans les "Vies parallèles" que Caton "chassa aussi du Sénat Manilius, que l'opinion publique désignait pour être consul l'année suivante ; le motif, c'est qu'il avait donné, en plein jour, un baiser à sa femme devant sa fille." Plus tard, l'Empereur Tibère interdit carrément les baisers - selon certains historiens, moins pour des raisons morales qu'en raison d'une épidémie d'herpès...

LES BAISERS ROMAINS : OSCULE, SUAVIUM ET BASIUM.


                                        Il existe en Latin différents mots pour traduire le terme de "baiser" : Oscule, suavium (ou savium) et basium. En théorie, chacun correspond à un type de baiser précis, selon les circonstances et les personnes impliquées. En théorie seulement car, dans la pratique, la littérature romaine révèle que les frontières sont parfois minces, et que l'usage de ces différents mots est moins tranché qu'il n'y paraît.
 

Terre cuite retrouvée à Tarse, époque romaine. (Source : newsdiscovery.com)


                                        Oscule vient du Latin osculum, que l'on pourrait traduire par "petite bouche". Le mot vient sans doute de l'expression "oscules iungere" (iungere signifiant "unir, joindre") Petit à petit, "oscule" en est venu à désigner le baiser lui-même. Ceci suggère qu'un oscule était au départ un baiser sur la bouche, et que le sens s'est ensuite élargi au baiser en général. Mais vers le fin de la République, avec l'apparition du mot "suavium" (voir ci-dessous), oscule devient un terme réservé au baiser amical et familial sur la bouche ou la joue, sans passion amoureuse. C'est donc la traduction la plus générale du mot "baiser", et le terme restera relativement neutre tout au long de l'Histoire romaine : on le rencontre dans tous les registres de langue, tous les styles d'écriture et toutes les formes d’œuvres - et sans doute dans le langage parlé. L'oscule, c'est le baiser "décent", acceptable dans la société.


                                        Le Suavium, en revanche, dérive de l'adjectif "suavis" ("goût agréable»), et au début de la littérature latine, il n'est employé que dans un Latin vulgaire et toujours dans un contexte sexuel. Toutefois, il n'existe pas de réelle différence "technique" entre suavium et oscule - le premier terme est simplement plus suggestif, plus grossier. Vers la fin de la République, le mot s'est cependant généralisé : Cicéron lui-même l'utilise dans ses lettres à Atticus (XVI - 11).  Varron remarque quant à lui que oscule et suavium sont "similaires", et la seule distinction qu'il établit entre les deux est d'ordre étymologique. Catulle enfin emploie indifféremment les deux mots.

Fresque de Pompéi (Musée archéologique de Naples)

                                        Le mot suavium passant dans le langage courant comme un synonyme d'oscule, "basium" apparait vers le début de l'Empire pour désigner de façon spécifique le baiser amoureux ou passionné. Le terme a bien sûr  essaimé dans de nombreuses langues européennes, donnant le beso espagnol, le bacio italien ou le baiser français. Certains linguistes avancent même que le terme aurait été inventé par Catulle.

                                        Chez ce poète, "basium" a toujours une connotation érotique, mais il connaîtra vite le même sort que le suavium, et désignera autant les baisers d'amants passionnés que les chastes baisers romantiques ou ceux échangés en famille ou entre amis. Il gardera pourtant toujours un petit côté argotique, et ne sera jamais utilisé par les grands auteurs officiels.

                                        Pour simplifier un peu les choses, disons qu'en règle générale, on peut considérer grosso modo que dans les textes, oscule désigne le baiser entre amis, suavium est employé pour le baiser érotique et basium pour le baiser amoureux.

LE BAISER A ROME.


Le baiser formel.


                                        Les citoyens romains s'embrassaient en public, et on suppose que la coutume a été importée des royaumes orientaux et qu'elle était initialement réservée à la noblesse. On ignore à quelle époque elle a été introduite, mais Catulle et Cicéron (fin de la république) y font clairement référence. Il est possible que ce baiser "social", hors de la sphère familiale, se soit ensuite étendu aux autres couches sociales - bien que rien ne permette d'être catégorique.

                                        Il pouvait s'agir d'un simple salut (par exemple lors de la salutatio des clients à leur patron), d'une marque de respect ou d'une manière de conclure un accord ou un contrat - un peu comme la poignée de mains aujourd'hui. Le baiser est donc ici un rituel social. Ce baiser était vraisemblablement donné sur la joue, mais aussi sur la bouche :
"Muses et toi, Phébus, que ma douleur vous touche
Ce sont vos vers badins que j'en dois accuser ;
J'en étais quitte hier pour un demi-baiser,
Et Posthume aujourd'hui me baise à pleine bouche." (
Martial, "Épigrammes", II -22)

La salutatio. (Carte promotionnelle Liebig.)

La pratique  semble avoir été très fréquente, ainsi que le déplore le même Martial :
"Il n'y a pas moyen, Bassus, d'échapper aux donneurs de baisers. Ils vous pressent, vous arrêtent, vous poursuivent, se jettent à votre rencontre, ici comme là, partout, en tout lieu. Il n'est point d'ulcère malin, de pustule bien luisante, de mentagre, de sales dartres, de lèvres barbouillées de cérat, de roupie condensée au bout du nez, qui vous en garantissent. Que vous ayez chaud, que vous ayez froid, que vous vous réserviez pour le baiser nuptial, vous n'en serez pas moins baisé. Le capuchon dont votre tête est enveloppée, les peaux et les rideaux de votre litière, le soin avec lequel vous la fermez ; rien n'y fait. Il n'est petite fente à travers laquelle ne passe un donneur de baisers. N'espérez pas que le Consulat, le Tribunat, l'effroi des faisceaux ou la verge imposante du licteur à la voix criarde fassent fuir un donneur de baisers. Que vous siégiez sur un tribunal, ou bien que vous rendiez la justice du haut d'une chaise curule, un donneur de baisers escaladera l'un et l'autre ; il vous baisera tremblant de fièvre et pleurant ; il vous baisera bâillant et vous baignant ; il vous baisera même chiant : contre un pareil fléau il n'y a qu'un remède, c'est de vous faire un ami que vous soyez décidé à ne pas baiser." (Martial, "Épigrammes", XI - 98.)

Trajan, un empereur qui fait la bise !
 Les textes antiques évoquent aussi l'acte de baiser les mains. Chez Flaccus, c'est un fils qui baise la main de son père, et des soldats celle de leur chef chez Tacite. On sait aussi que les candidats aux élections baisaient la main des électeurs, pour solliciter leurs suffrages. Le baiser apparaît ici comme un signe de déférence et de respect. Ce geste est également pratiqué auprès de l'Empereur, principalement par les personnalités les plus illustres. Il s'agit toutefois d'une généralité, qui n’exclut pas les cas particuliers. Ainsi, Pline le Jeune raconte que l'Empereur Trajan échangeait des baisers en guise de salutation avec les membres de la classe sénatoriale - manière de se mettre à leur niveau, et de leur donner un signe public de son amitié.
"On ne vous voit pas renvoyer à vos pieds les embrassements du citoyen humilié, ni présenter à sa bouche une main superbe. Votre visage auguste reçoit son baiser avec la même politesse qu'autrefois, et votre main n'a rien perdu de sa modeste réserve." (Pline le Jeune, "Panégyrique de Trajan", XXIV.)

                                        Mais sous Caligula, Domitien puis surtout à partir du règne de Dioclétien, on manifestait sa soumission par la proskynèse, qui consistait en une sorte de prosternation au cours de laquelle on baisait les pieds ou le bas de la robe de l'Empereur. Cette coutume a plus tard été adoptée par les dignitaires chrétiens, qui baisaient les pieds du Pape - bien que la Bible interdise de telles pratiques :
" Et je tombai à ses pieds pour l'adorer; mais il me dit: Garde-toi de le faire! Je suis ton compagnon de service, et celui de tes frères qui ont le témoignage de Jésus. Adore Dieu. Car le témoignage de Jésus est l'esprit de la prophétie." (Apocalypse 19:10)

"Un Empereur Baisant Les Pieds Du Pape". (Ill. John Foxe - ©The Stappleton Collection)

Plus démonstratif encore que le baiser sur la main, ce geste témoigne d'une soumission et d'une obéissance totales : L. Pison par exemple, accusé par Claudius Pulcher en 58 avant J.C., aurait baisé les pieds de ses juges, lors de son procès.
"Au moment même où l'on recueillait les suffrages qui le condamnaient, il survint une pluie violente et, comme il était prosterné à terre embrassant les pieds de ses juges, il se couvrit le visage de boue. A cette vue, le tribunal fut retourné et passa de la sévérité à la compassion et à la clémence : il estima que les alliés avaient déjà reçu une satisfaction suffisante en le voyant réduit à cette triste nécessité de s'abaisser à des supplications humiliantes et de se relever sous des dehors si ignobles." (Valère Maxime, "Actions Et Paroles Mémorables", XVIII-1.6.)

Le baiser religieux.


                                        En dehors des baisers formels décrits ci-dessus, il était donc interdit à Rome de s'embrasser en public. Pour contourner l'interdiction, les Romains inventèrent le "baiser soufflé", que vous connaissez forcément : on porte la main à la bouche et on mime un baiser que l'on fait mine de "souffler" vers son destinataire. Bizarrement, on le retrouve surtout dans un contexte religieux : on adressait un baiser soufflé à la statue d'un Dieu, à un temple ou à un objet sacré. L'adorateur avait généralement la tête voilée et il pouvait aussi baiser les pieds de la statue. Par ailleurs, c'est de cette pratique que vient le mot "adorer", formé du radical Latin ad- (vers) et du mot "ore" (la bouche).

                                        Cette fois, le baiser est un marqueur du sacré, une preuve de dévotion - que les Chrétiens adopteront également, et qui subsiste encore dans certaines régions. L'oscule joua un autre rôle dans la religion chrétienne : très répandu en méditerranée, ce baiser devint un signe de fraternité entre coreligionnaires. Il est encore fréquent aujourd'hui au cours de certaines messes : nommé oscule pacis, il était aussi pratiqué par Jésus, ainsi que le montre la Bible, qui encourage par ailleurs les fidèles à s'embrasser:
"Saluez-vous les uns les autres par un saint baiser. Toutes les Églises de Christ vous saluent. " ("Épitre aux romains", 16. 16-16.)

Le Baiser de Judas. (Ravenne, Basilique Saint Apollinaire le Neuf.)

                                        Reste un autre baiser, sans doute le plus tristement célèbre de l'Histoire du Christianisme : celui que Judas donna à Jésus dans les jardins de Gethsemane, le désignant ainsi comme le Christ aux soldats romains venus l'arrêter. 

"Comme il parlait encore, voici, une foule arriva ; et celui qui s'appelait Judas, l'un des douze, marchait devant elle. Il s'approcha de Jésus, pour le baiser. Et Jésus lui dit: Judas, c'est par un baiser que tu livres le Fils de l'homme!" ("Évangile Selon Saint-Luc", 22.47-48)
Mais nous débordons un peu du sujet, puisqu'il n'est pas dans mon intention d'analyser la signification du baiser dans la religion chrétienne... Malgré tout, il était impossible de faire l'impasse sur ces quelques exemples.

                                        Pour en revenir aux Romains, le baiser religieux se retrouve aussi dans le "Satyricon" de Pétrone, quand les convives effrayés par diverses histoires de revenants baisent la table pour demander aux esprits nocturnes de les laisser rentrer chez eux en paix :
"Saisis d'étonnement, mais cependant convaincus, nous embrassons la table pour tromper le sort et nous conjurons les sorcières de rester chez elles pendant que nous rentrerons chez nous." (Pétrone,"Satyricon", LXIV)

Un banquet romain. (Source : ancienthistory.about.com)

                                        Sans doute peut-on également ajouter la manière dont les Romains embrassaient parfois le sol de leur patrie, puisque cette manifestation semble rejoindre l'expression de la pietas. Enfin, dans l'antiquité romaine, la coutume voulait que le pater familias embrasse sur la bouche un parent qui venait de mourir : c'était un geste symbolique, une façon de recueillir et préserver l'âme du défunt.

Le baiser affectueux.


                                        Bien évidemment, le baiser était aussi une démonstration d'affection envers un parent, un enfant ou un ami. Ce type de baisers peut être accompagné d'une étreinte - surtout entre membres d'une même famille. Les pères et les mères embrassent leurs enfants des deux sexes, de même qu'il est jugé comme tout à fait normal pour un frère et une sœur de s'embrasser. Le baiser en public est aussi un fréquent entre mari et femme - mais il s'agit alors d'un baiser de salutation, dépourvu de charge sexuelle. (Les textes emploient d'ailleurs le terme "oscule", et non "suavium")

                                        Ces baisers expriment la pietas - que l'on peut grossièrement rapprocher d'un sentiment de respect et de devoir. Les bébés reçoivent aussi des baisers, aussi bien de la part de leurs parents que d'amis de la famille. Pétrone montre dans son "Satyricon" deux femmes ivres échangeant des baisers d'affection au cours du fameux dîner donné par Trymalcion.

                                        En d'autres occasions, les objets peuvent servir de substituts, représentant la personne à laquelle est destiné le baiser.
"Germanicus avait épousé Agrippine, fille d'Agrippa et de Julie, et il en eut neuf enfants. Deux d'entre eux moururent en bas âge, et un troisième au sortir de l'enfance. Ce dernier était remarquable par sa gentillesse. Livie orna son image des insignes de Cupidon, et la plaça dans le temple de Vénus, au Capitole. Auguste la mit dans sa chambre, et la baisait toutes les fois qu'il y entrait." (Suétone, "Vie de Caligula", VII.)
"Casina" de Plaute. (Ill. Jan Goeree, via www.sites.univ-provence.fr)

                                        Bien sûr, le baiser peut aussi exprimer toutes sortes de sentiments divers et variés, comme par exemple un élan de joie. On le voit illustré dans une pièce de Plaute, "Casina" : un intendant ayant arrangé pour son maître un rendez-vous amoureux, celui-ci en est tellement heureux qu'il peut à peine se retenir de l'embrasser !
"OLYMPION : Ne suis-je pas bien complaisant pour toi? Ce que tu désirais le plus ardemment, je le mets à ta disposition. Tu auras celle que tu aimes sans que ta femme en sache rien.
LYSIDAME : Motus ! Que les dieux me soient en aide, comme il est vrai que j'ai peine à retenir mes lèvres impatientes de te baiser pour un si beau trait, volupté de mon âme." (
Plaute, "Casina", II - 7)

Un cas particulier : le ius osculi.


                                        Le ius osculi était une coutume du Droit romain, selon laquelle un mari pouvait accueillir sa femme par un baiser. Il semble que cet usage, très ancien, englobe tous les parents de sexe masculin jusqu'au 6ème degré. Certaines sources précisent que le lien du sang est indispensable (Plutarque), quand d'autres incluent aussi la belle-famille : dans les deux cas, la loi romaine archaïque interdisant les remariages avec la belle-famille en cas de veuvage, il s'agit donc de relations excluant la possibilité d'une union. Il était considéré comme indécent qu'un homme et une femme s'embrassent en dehors de ce cercle parental.

                                        Les Romains croyaient que le ius osculi avait été institué du temps de Romulus quand, en réalité, il semble qu'il s'agisse d'une pratique plus ancienne encore, probablement d'origine indo-européenne. La signification première s'est perdue au fil du temps, mais une théorie commune veut que la coutume vienne de l'interdiction autrefois faite aux femmes de boire du temetum (vin pur). On craignait en effet que la boisson n'incite les femmes à se comporter de façon indécente, raison pour laquelle elles devaient se contenter de vin doux. Ce baiser aurait permis aux parents de sexe masculin de vérifier, grâce à son haleine, que la femme n'avait pas désobéi à la loi.
"Les auteurs qui ont traité des mœurs et des coutumes du peuple romain, nous apprennent que les femmes de Rome et du Latium devaient être toute leur vie abstemiae, c'est-à-dire s'abstenir de l'usage du vin , appelé temetum dans la vieille langue. Le baiser qu'elles donnaient à leurs parents servait d'épreuve : si elles avaient bu du vin, l'odeur les trahissait, et elles étaient réprimandées. (...) Caton nous apprend qu'elles n'étaient pas seulement réprimandées pour avoir pris du vin, mais punies aussi sévèrement que si elles avaient commis un adultère. . (Aulu-Gelle, "Nuits Attiques", X - 23.)

Couple s'embrassant (Fresque de  Pompéi.)

La contrevenante s'exposait à des peines extrêmement sévères, comparables à celles visant une femme adultère et pouvant aller jusqu'à la mort.
"C'est un grand crime qui avait poussé à la répression la sévérité de ces hommes. Celle d'Egnatius Mécénius fut excitée par un motif bien moins grave : il fit en effet mourir son épouse sous les coups de bâton pour avoir bu du vin. Ce meurtre ne donna lieu à aucune accusation ; il n'y eut même personne pour le blâmer. Chacun pensait qu'elle avait justement expié par une punition exemplaire un manquement aux règles de la sobriété. Il est vrai que toute femme qui aime à l'excès l'usage du vin, ferme son cœur à toutes les vertus et l'ouvre à tous les vices." (Valère Maxime, "Actions et paroles mémorables", VI - 3.9)
                                        Bien que cette interdiction soit tombée en désuétude et que la société romaine soit devenue plus tolérante - il semblerait que le dernier divorce motivé par une consommation de vin pur par l'épouse date de la fin du IIème siècle avant J.C.  - cette coutume du ius osculi a persisté tout au long de la république, et même sous l'ère impériale. Un fragment de Cicéron indique par exemple que, peu de temps seulement avant son époque, les parents d'une femme devenue "infâme" pouvaient montrer leur désapprobation en refusant de l'embrasser, la reniant ainsi comme leur fille.

Le baiser romantique et le baiser érotique.

"Mariés". (Tableau de Frederic Leighton)

Nous avons vu que les Romains s'embrassaient parfois en public sur la joue, entre égaux pour témoigner leur respect. Le baiser pouvait aussi être un acte de soumission ou de vénération religieuse.

Mais les "vrais" baisers, les baisers amoureux, ceux dont Thierry Eloi dit qu'ils étaient le summum de la volupté pour les Romains, étaient interdits en public, car inconvenants au regard de la pudicita, hautement valorisée dans la société romaine. Ces transports étaient donc réservés à la sphère privée.

Comme indiqué plus haut, les baisers échangés dans l'intimité étaient en général le basium, et surtout le suavium, que l'on rencontre le plus fréquemment dans les textes. Le mot a la même origine que le mot "salive" : pas la peine de vous faire un dessin ! Voilà notre French kiss passionné, avec la langue ! On rencontre parfois dans les textes les diminutifs "suaviolum" (petit baiser) ou "salveolum" (petit salut), mais ne nous y trompons pas : le suavium est en général un prélude, une invitation à d'autres épanchements, plus physiques et plus intimes.

                                        Si l'on évoque ici les baisers sur la bouche, les baisers sur le visage, l’épaule, la poitrine, les cheveux ou dans le cou sont aussi mentionnés par certains auteurs, qui nous donnent ainsi des exemples très variés.
"Voudrais-tu échanger contre un seul cheveu d’elle
Les fabuleux trésors du riche Achaeménès,
Les revenus entiers de la grasse Phrygie,
Tous les palais de l’Arabie,
Quand elle offre sa nuque à tes baisers brûlants
Ou qu’elle te refuse en coquette accomplie
Ce qu’elle voudrait bien que le maître lui prenne
Et que parfois elle lui prend ? "
(Horace, "Odes", II - 12.)

"Les Amours" d'Ovide. (Ill. Martin Van Maele.)

 "Du reste, vous ferez bien de laisser à découvert l'extrémité de l'épaule et la partie supérieure du bras gauche : cela sied surtout aux femmes qui ont la peau très blanche; enflammé par cette vue, je voudrais couvrir de baisers tout ce qui s'offre à mes regards." (Ovide, "L'art d'aimer", III-310.)

                                        Il semble qu'en général, les Romains aient été des adeptes de baisers brefs mais répétés, exprimant leur désir par le nombre et non par la durée. On trouve cependant quelques exceptions, avec des descriptions de longs baisers appuyés :
"J'ai encore présent devant les yeux le spectacle de ton départ. Je vois ta flotte, prête à voguer, stationnant dans mes ports. Tu osas m'embrasser, et, penché sur le cou de ton amante, imprimer sur ses lèvres de tendres et longs baisers, confondre tes larmes avec mes larmes, te plaindre de la faveur des vents qui enflaient tes voiles, et m'adresser, en t'éloignant, cette dernière parole : "Phyllis, attends ton Démophoon." " (Ovide," Les Héroïdes", II.)
Baisers mouillés, bouches entrouvertes, langues qui se mêlent : voilà en tout cas la préférence
d'Ovide, tel qu'il le confesse :
"En contemplant sa beauté, mes bras nerveux tombèrent d'eux-mêmes, et ma maîtresse trouva sa sûreté dans ses armes. Moi, tout à l'heure menaçant je me jetai suppliant à ses pieds, et la priai de me donner de moins doux baisers, Elle sourit ; et m'accorda avec amour le baiser le plus tendre, un de ces baisers qui arracheraient à la main irritée de Jupiter sa foudre étincelante. Ce qui me tourmente aujourd'hui, c'est la crainte que mon rival n'en ait reçu d'aussi délicieux ; je ne voudrais pas que les siens eussent été du même titre. Ce baiser, cependant, annonçait plus d'art qu'elle n'en doit à mes leçons ; il me sembla qu'elle avait appris quelque chose de nouveau. Le charme fut trop puissant, et c'est un triste présage ; c'est pour mon malheur que nos langues, en se croisant, passèrent mutuellement sur nos lèvres ; et pourtant ce n'est pas là ma seule peine ; ce ne sont pas seulement ces baisers voluptueux qui causent mes alarmes, quoique j'aie des raisons pour en concevoir ; mais de telles leçons ne se donnent qu'au lit, et je ne sais quel maître en a reçu l'inestimable prix." (Ovide, "Les Amours", II-5.)

"Les Amours" d'Ovide. (Ill. Martin Van Maele.)

                                        Le baiser s'accompagne alors souvent du mordillement des lèvres - et de caresses évidemment, par exemple chez Plaute et Ovide. S'embrasser est donc à la fois un prélude ou une invitation à l'acte sexuel, un geste qui l'accompagne et y est associé : à ce titre, le baiser est considéré comme un geste intime et intense.

                                        Citons aussi cette anecdote, rapportée par Martial, d'une courtisane qui avait l'habitude de donner des baisers en échange de cadeaux ou de l'or - pratique apparemment inhabituelle, puisque soulignée par l'auteur.
"Vouloir, jeunes beautés, que vous vous donniez gratis, serait le comble de la sottise et de l'impertinence. Non, ne vous donnez point gratis ; mais accordez gratis des baisers. Eh bien, Églé s'y refuse : l'avare ! Elle vend les siens. A quelque prix qu'elle les mette qu'est-ce qu'un baiser peut valoir ? Les siens, elle les fait payer bien cher. Il faut à ses baisers ou une livre de parfums de Cosmus ou huit pièces de la monnaie nouvelle, pour qu'ils ne soient point froids et secs, pour que ses lèvres ne restent point étroitement fermées."  (Martial, "Epigrammes", XII - 55.)

Le Satyricon : les amours d'Encolpe et Circé. (Via Université d'Adélaïde.)

EN GUISE DE CONCLUSION.


                                       On aura donc compris que le sujet est aussi intéressant que complexe : si le baiser symbolique, en tant qu'acte social ou religieux, ne semble pas poser problème, il n'en va pas de même de celui échangé entre homme et femme, et que la pudique société romaine réprouve généralement en public. Cette censure sociale pourrait expliquer la dimension érotique du baiser, soulignée en introduction : acte transgressif, il serait donc devenu le comble de l'érotisme entre amants, apothéose de la relation sexuelle et summum du plaisir.

"Le Baiser" de Gustav Klimt.
                                          Deux mille ans plus tard, les scientifiques sont pourtant unanimes : le  baiser libère des endorphines, réduit le stress, permet de brûler jusqu'à 6,4 calories par minute, améliore l'estime de soi, allonge l'espérance de vie et, surtout, rend l'existence bien plus agréable. Alors, pour vivre en meilleure santé et plus longtemps, pratiquons l'oscule et le salvium ! Plus de baisers, moins de Prozac...


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