mercredi 8 mai 2013

Caligula : L'Empereur-Fou. (Ou Pas.)


                                        Dans sa "Vie Des Douze Césars", l'historiographe Suétone n'épargne aucun des premiers Empereurs de Rome, et se déchaîne surtout sur les Julio-Claudiens. Ses biographies subjectives voire mensongères sont ponctuées d'analyses psychologiques aussi subtiles qu'un coup de pied au c..., et il énumère complaisamment les ragots et les accusations sans fondement, se délectant spécialement des mœurs sexuelles, forcément dépravées, de nos chers Césars. Or, parmi ces premiers Empereurs, il en est un sur lequel Suétone s'est particulièrement acharné, ne nous épargnant aucun de ses vices et de ses délires supposés : j'ai nommé Caligula. Au point que ce n'est plus une biographie, c'est une compilation de dépravations et d'horreurs, à faire passer le film éponyme de Tinto Brass pour une aimable bluette. Le problème, c'est que ce texte est l'une des rares sources dont nous disposions concernant le malheureux Caligula. Ajoutez à cela le talent de l'auteur qui, il faut bien le reconnaître, a du style et de la verve, et vous comprendrez pourquoi on a longtemps pris pour argent comptant l'atroce portrait qu'il nous a dressé du jeune homme. Aujourd'hui encore, le nom de Caligula reste empreint de soufre et évoque pour beaucoup l'archétype de l'Empereur fou, bien plus encore que celui de Néron qui, pourtant, ne fut guère épargné par la postérité.

Buste de Caligula.

                                       Depuis quelques années pourtant, des voix s'élèvent pour tenter de réhabiliter le troisième Empereur romain. Passant d'un excès à l'autre, certains historiens font de lui une malheureuse victime dont le seul crime aurait été de brider le pouvoir et l'influence des sénateurs, au profit d'une orientalisation du régime, tendant vers une monarchie absolue. La vérité, très probablement, se situe quelque part entre les deux... En règle générale, une biographie se contente d'exposer les faits et, éventuellement, de sonder les motivations et les ressorts psychologiques d'un personnage. Tout est plus compliqué avec Caligula, d'abord à cause de la rareté et de la subjectivité des sources, mais aussi parce que toute tentative de biographie sera fatalement traversée par une question récurrente : Caligula était-il fou ? Interrogation centrale en ce qu'elle modifie de façon radicale la perception et l'interprétation que l'on peut faire des grands évènements de sa vie et de son règne. Or, comme on nous présente d'emblée Caligula comme un malade mental, on a tendance à voir dans le moindre de ses actes la marque de cette folie supposée. Dès lors, difficile de séparer la vérité historique de la légende. Voyons donc, pour commencer, comment les historiographes - au premier rang desquels Suétone - nous présentent la vie de Caligula.

CALIGULA : C’ÉTAIT POURTANT BIEN PARTI...



                                        Caligula, Caius Iulius Caesar Germanicus, voit le jour le 31 Août 12 à Antium (actuelle Anzio). Il est le fils de Germanicus (neveu et fils adoptif de l'Empereur Tibère), général immensément populaire et vénéré par ses soldats - au point que ceux-ci tenteront de le porter au pouvoir à la mort d'Auguste. Sa mère, Agrippine l'Aînée, est d'ailleurs la petite-fille de ce même Auguste et, par sa grand-mère Antonia, Caligula est aussi l'arrière-petit-fils de Marc Antoine, le vaincu d'Actium. Cette illustre ascendance contribuera grandement à la popularité de Caligula. Pourtant, à sa naissance, il est bien loin dans l'ordre successoral : il a quatre frères (deux morts avant sa naissance, et Néron - rien à voir avec le futur Empereur - et Drusus III) et trois sœurs (Drusilla, Agrippine la Jeune et Julia Livilla) qu'il aime tendrement. Voire même davantage, mais nous y reviendrons.

                                        Sa petite enfance, Caligula la passe auprès des siens, dans les camps militaires de la frontière rhénane où son père s'emploie à repousser les Germains. En effet, Agrippine accompagne son époux lors des campagnes, avec toute sa petite famille sous le bras. Bébé Caius, alors âgé de 2 ans, suit  ses parents et arpente les camps, habillé d'un costume militaire à sa taille et chaussé de petites bottines - les caligulae - qui lui vaudront le surnom dont l'affubleront les légionnaires, sous le charme de ce mini-soldat si attendrissant.  Ce sobriquet, sous lequel il est resté célèbre, Caius finira par le détester.

LA VERSION ROMAINE DES ATRIDES.



"La Mort De Germanicus" (Toile de Nicolas Poussin.)

                                        Hélas, les choses se gâtent vite, et l'enfance de Caligula est marquée par une succession de tragédies frappant l'un après l'autre les membres de sa famille. Tout commence avec la mort de son père : envoyé par Tibère en Orient, Germanicus décède en 19 à Antioche, dans des circonstances troubles. A-t-il été assassiné, empoisonné sur ordre d'un Tibère jaloux et inquiet de sa popularité grandissante ? Ou est-il mort de maladie ? Les sources antiques et les faits eux-mêmes ne permettent pas d'être catégorique mais, de manière générale, les historiens ne croient pas à la thèse du meurtre : le corps de Germanicus ne présentait aucun signe d'empoisonnement et, surtout, Tibère n'avait aucun intérêt à la mort de son fils adoptif et neveu, auquel il était plus attaché qu'à son  propre fils Drusus. Mais peu importe : s'inscrivant ici dans le récit de la vie de Caligula, la question en elle-même est accessoire et ce qui compte, ce ne sont pas tant les faits que la manière dont le futur Empereur les a vécus, et les conclusions qu'il en a tirées. En l’occurrence sa mère Agrippine n'avait, elle, pas le moindre doute : Tibère et sa harpie de mère, Livie, avaient ordonné le meurtre de son époux !

"Agrippine Avec Les Cendres De Germanicus." (Toile de L. Alma Tadema)

                                        Les accusations sont graves, mais Agrippine oublie toute prudence et se répand en imprécations contre Tibère à travers tout Rome. Profitant de l'immense chagrin suscité dans le peuple par la mort de son mari, elle fait ainsi de lui un martyr et place ses propres fils en position de recours possible au cas où Tibère, de plus en plus impopulaire du fait même de ces accusations, viendrait à être renversé. Elle se rapproche aussi des Sénateurs et de personnages en vue, mécontents de l'action du princeps. Malheureusement pour elle, la matrone enragée choisit mal ses amis, et elle se lie avec le préfet du prétoire, Séjan - un homme machiavélique, aussi dévoré d'ambition que dénué de scrupules. Par d'habiles manœuvres, il parvient à exacerber les tensions entre les deux ennemis, et s'emploie à éliminer méthodiquement tous les héritiers du vieil Empereur. Après son fils, empoisonné en 23, il ne lui reste plus qu'à neutraliser les autres membres de la famille impériale qui se dressent encore entre la Pourpre et lui : les rejetons d'Agrippine. C'est chose faite au cours des années 30 : Tibère, convaincu que son hystérique de belle-fille veut sa peau, finit par la condamner, ainsi que ses fils aînés. Les trois gêneurs sont déclarés "ennemis publics" : Agrippine est exilée sur l'île de Pandateria et y meurt en 33 ; son fils Néron se suicide en 31 ; Drusus III est emprisonné à Rome et meurt en 33.


                                        Orphelin de père et de mère, privé de ses deux frères sur décision de son grand-père adoptif, le jeune Caligula survit pourtant à l'éradication systématique de sa petite famille. Il faut dire que depuis quelques temps, il ne vivait plus aux côtés des siens et, sur décision impériale, il avait été confié à  la garde de Livie, son arrière-grand-mère. Tibère se méfiait de l'effet que les récriminations continuelles de cette virago d'Agrippine pouvaient avoir sur le jeune Caligula et, sans doute soucieux de se garder un héritier sous le coude, il l'avait soustrait à l'autorité maternelle. A la mort de Livie, Caligula emménage chez sa grand-mère paternelle Antonia (fille du Marc Antoine). Sans doute est-ce la raison pour laquelle le jeune homme, tenu éloigné des manœuvres politiques, fut épargné par la purge opérée sur la maison Germanicus.

Buste de Tibère. (Glyptothèque de Munich.)

                                        Toujours plus misanthrope et paranoïaque, le vieux Tibère se méfie de tous. Ayant enfin vu clair dans le jeu de son "ami" Séjan, il l'a fait exécuter et a nommé à sa place Macron, un individu aussi peu recommandable que son prédécesseur. Caligula est sommé de rejoindre son impérial grand-père à Capri, où celui-ci vit en reclus, laissant Macron faire régner la terreur à Rome. L'île a beau offrir de superbes paysages et un climat des plus agréables, Caligula est en fait tombé dans un véritable nid de vipères, où il vit en liberté surveillée. Éloigné de toute responsabilité, il est en outre épié par ses ennemis et le moindre de ses gestes et la moindre de ses paroles sont rapportés à son grand-père, qu'on devine chatouilleux question loyauté... Mais Caligula semble se désintéresser totalement de la politique, et il se rapproche de Tibère, à qui il ne semble pas tenir rigueur du traitement infligé aux siens.
" Il n’y eut sorte de pièges qu’on ne lui tendît pour lui arracher des plaintes ; mais il ne s’y laissa jamais prendre. Il ne parut pas s’apercevoir du malheur des siens, comme s’il ne leur fut jamais rien arrivé, et dévorait ses propres affronts avec une dissimulation incroyable. Sa complaisance pour Tibère et pour ceux qui l’entouraient était telle, que l’on a dit de lui, avec raison, qu’il n’y avait point eu de meilleur valet ni de plus méchant maître." (Suétone, "Vie de Caligula", X )
En réalité, le jeune homme a su tirer les leçons du destin tragique de ses parents et de ses frères, et il a bien compris que, pour survivre, il devait cultiver l'hypocrisie et la flatterie, et paraître aussi insignifiant que possible. Comme quoi, à cette époque, Caligula n'est pas encore aussi fou que ça. Sans avoir l'air d'y toucher, il se lie d'amitié avec l'ignoble Macron. Suétone prétend même que celui-ci, afin de s'insinuer dans les bonnes grâces de celui en qui il voyait le futur César, lui aurait complaisamment "prêté" son épouse...

SUCCESSION DE TIBÈRE ET AVÈNEMENT DE CALIGULA.



                                        Sa succession justement, Tibère commence à y penser. Il nomme héritiers à parts égales son petit-fils Gemellus et Caligula. A ce stade, on est en droit de se demander si Tibère avait encore toute sa tête : le vieil homme devait bien se douter que deux prétendants au trône, c'était un de trop ! Quant au choix de Caligula, il soulève une autre question : Tibère avait-il bien conscience de la personnalité de celui qu'il avait désigné pour lui succéder ? Pour Suétone, c'est évident : ce sadique de Tibère avait parfaitement percé à jour son dingo de petit-fils adoptif et l'aurait précisément désigné pour se venger de ces abrutis de Romains, déclarant même qu'il "nourrissait en son sein un serpent qui dévorerait le peuple romain". Mais on peut aussi envisager que Tibère se soit laissé berner par le double-jeu de Caligula. La confiance qu'il avait accordée à Séjan d'abord, à Macron ensuite, laisse supposer que le brave homme n'excellait pas dans l'art de juger les hommes. Dernière hypothèse, sans doute la plus évidente : lors de son séjour à Capri, Caligula était encore sain d'esprit. Ce ne serait que quelques mois après son accession au trône que sa santé mentale se serait dégradée.

Gemellus, petit-fils de Tibère.

                                        Quoi qu'il en soit, Caligula fait donc partie des héritiers lorsque Tibère meurt en 37. Suétone et Tacite prétendent que Caligula et / ou Macron auraient "hâté" le trépas du malheureux, qui ne se décidait pas à mourir. Tentant en vain de retirer l'anneau impérial auquel s'accrochait le mourant, ils auraient fini par l'étouffer avec un oreiller. Ce qui paraît peu crédible, puisque tout était déjà plié et qu'on voit mal ce que Caligula avait à y gagner. Mais peu importe : Tibère mort, Caligula accède enfin au pouvoir, avec l'appui de Macron et de ses féroces cohortes prétoriennes.


                                        Dans l'entourage immédiat du pouvoir, personne ne moufte. Au contraire, le Sénat et le peuple de Rome (selon la formule consacrée) accueillent avec allégresse l'avènement du nouveau Princeps.
"En montant ainsi sur le trône, il combla les vœux du peuple romain ou plutôt de l’univers. Il était cher aux provinces et aux armées qui l’avaient vu enfant, et cher à tous les habitants de Rome qui honoraient en lui le fils de Germanicus et plaignaient les malheurs d’une famille presque éteinte. Aussi, dès qu’il sortit de Misène, quoiqu’il suivît le convoi de Tibère en habit de deuil, il s’avança au milieu des autels, des victimes et des flambeaux, escorté d’une foule immense et remplie d’allégresse, qui se pressait à sa rencontre. Tous lui donnaient les noms les plus flatteurs, et l’appelaient leur astre, leur petit, leur élève, leur nourrisson." (Suétone, "Vie De Caligula", XIII.)

"Caligula Dépose Les Cendres De Sa Mère Et De Son Frère Dans La Tombe De Ses Ancêtres" (Toile d'E. Le Sueur.)

Après le règne sanglant de Tibère, marqué par les exécutions et les délations, ils placent un immense espoir en la personne de ce jeune homme, fils du regretté Germanicus. Le 18 Mars 37, le Sénat confie le pouvoir à Caligula. L'un de ces premiers actes en tant qu'Empereur consiste à aller recueillir les cendres de sa mère et de ses frères, qu'il souhaite faire inhumer dignement dans le mausolée d'Auguste. Puis il prononce l'éloge de son prédécesseur. Il déclare vouloir partager le pouvoir avec Gemellus (qu'il adopte), son oncle Claude est nommé consul, et sa grand-mère Antonia obtient les mêmes honneurs que Livie, excepté le titre d'Augusta, qu'elle refuse. Pourtant, cette belle harmonie familiale n'a qu'un temps : Caligula ne s'entend guère avec sa grand-mère et lorsqu'elle meurt, quelques semaines plus tard, on murmure qu'on l'a forcée à se suicider.


                                        Mais ce léger différend familial ne suffit pas à assombrir un début de règne éclatant : Caligula prend le contre-pied de la politique de Tibère, promet de gouverner conjointement avec le Sénat et met un terme aux procès pour trahison, brûlant même publiquement les lettres de délation. Il restaure en partie le pouvoir des magistrats, réduit les impôts et se montre clément. Organisant de grandes fêtes, il distribue de fortes sommes d'argent au peuple et à la garde prétorienne, qui l'a aidé à accéder à la Pourpre. Empereur équanime, humble et juste, le nouvel Empereur est adoré des Romains et il s'annonce comme le digne descendant de son père, le grand Germanicus.

DOCTEUR CAIUS ET MISTER CALIGULA.



                                        Et puis, patatras ! A l'automne 37, six mois après son intronisation, Caligula tombe malade. De quoi souffre-t-il exactement ? Mystère : une maladie physique, une dépression nerveuse... On évoque aussi une tentative d'empoisonnement (L'historien Suétone évoque un "philtre que lui donna Cæsonia [son épouse] et qui n'eut d'autre effet que de le rendre furieux"), ou encore les suites de crises d'épilepsie. Bref, personne n'en sait rien ! De l'avis général, Caligula ne fut plus jamais le même après cette mystérieuse atteinte : une fois guéri, il était devenu complètement siphonné. Le peuple entier tremble pour son jeune Empereur, et implore les Dieux de l'épargner ; un patricien fait même le vœu de sacrifier sa vie contre sa guérison. Première manifestation du changement de caractère radical de Caligula après son rétablissement, il somme le malheureux courtisan d'honorer sa promesse. Comme celui-ci rechigne, il est arrêté et jeté du haut de la roche tarpéienne. La suite du règne sera à l'avenant : en rupture totale avec les premiers mois, ce ne sera plus qu'une longue succession de délires, de perversions, de débauches, de crimes et de fureur.

Buste de Caligula. (©Sebastia Giralt via Flicker.)

                                        Remis de sa mystérieuse maladie, Caligula a donc complètement perdu la boule et s'est transformé en tyran sanguinaire. Il commence par s'en prendre à Gemellus qui, on s'en souvient, avait été nommé co-héritier par Tibère :  le jeune homme est exécuté, sous le prétexte d'un obscur complot. Vient ensuite le tour de Macron. A la tête de la garde prétorienne, il est devenu trop puissant et il est contraint au suicide. (Voir ici pour plus de détails sur ce sulfureux personnage). On songe forcément au précédent "Séjan", qui ne voulait rien moins que renverser Tibère et prendre sa place. Caligula n'attend pas d'en arriver là, et il préfère prendre les devants.


                                        L'année 38 est marquée par le décès de Drusilla - la sœur avec laquelle Caligula aurait entretenu des relations incestueuses. Certains historiens valident cette rumeur, y voyant une volonté d'imitation des mariages consanguins, courants en Orient. Pourquoi pas ? Toujours est-il que Drusilla est la sœur préférée du jeune homme. Terriblement affecté par sa mort, survenue le 10 Juin, il ordonne sa divination et décrète une période de deuil public, avant de fuir Rome pour un périple qui le mène jusqu'en Sicile.

Caligula et sa sœur Drusilla.

                                        A partir de ce moment-là, la "folie" de Caligula n'a plus de limites. Imprévisible et dangereux, il est sujet à des colères meurtrières et des accès de jalousie au cours desquelles il livre aux lions les patriciens plus beaux ou plus intelligents que lui ; il s'adonne à une débauche effrénée, couchant avec quasiment tout ce qui porte stola et forçant les épouses des sénateurs à se prostituer. Il fait même installer un bordel directement dans le palais impérial, afin d'augmenter ses revenus. Côté mariages, il a déjà convolé en 33 avec Junia Claudilla (morte en couches), et il épouse en 37 Livia Orestilla dans des circonstances qui choquent les Romains puisqu'il l'enlève à son fiancé en pleine cérémonie de mariage ! Il divorce deux mois plus tard, et se remarie ensuite avec Lollia Paulina, dont il se sépare tout aussi vite. Sa quatrième et dernière épouse, Milonia Caesonia (celle qui manque de l'empoisonner en 37), tiendra plus longtemps : plus âgée que lui, elle est déjà sa maitresse depuis plusieurs années. Marié en 39, le couple aura une fille, Julia Drusilla. Malgré tous ses vices - réels ou supposés - Caligula est profondément attaché à son épouse et à sa fille, bien que (ou peut-être parce que) l'impérial rejeton soit déjà aussi détraqué que son papa :
"Il la nomma Julia Drusilla, la promena dans les temples de toutes les déesses, et la déposa sur les genoux de Minerve qu’il chargea du soin de la nourrir et de l’élever. Il ne croyait pas qu’il y eût de plus sûr indice de sa paternité que la cruauté, de sa fille, cruauté déjà poussée à un tel point, que de ses doigts elle attaquait avec fureur le visage et les yeux des enfants qui jouaient avec elle." (Suétone, "Vie De Caligula", XXV.)
Bon - ou mauvais - sang ne saurait mentir...

UN DANGEREUX MALADE MENTAL.



                                        Sur le plan politique, si Caligula renforce les pouvoirs des chevaliers, il est ouvertement hostile aux Sénateurs et multiplie les provocations à leur encontre. A cet égard, notons que l'Empereur, passionné de courses de chars, prend fait et cause pour la faction des Verts - traditionnellement soutenus par le peuple, alors que les aristocrates supportent les Bleus... Voilà qui en dit long sur son état d'esprit vis-à-vis des patriciens ! En réalité, on dirait qu'il prend un malin plaisir à humilier les Sénateurs : il leur tend son pied à baiser, les fait courir en toge à côté de sa voiture, ou les oblige à rester debout pendant qu'il dîne. L'une des anecdotes les plus célèbres concerne son cheval favori, Incitatus. L'animal mène une vie luxueuse dans des écuries de marbre, possède une mangeoire en ivoire, des colliers de pierres précieuses, et même ses propres esclaves. Des diners sont donnés en son nom et lui-même est convié à banqueter à la table de l'Empereur. La veille des jeux du cirque, on impose même le silence au voisinage pour ne pas troubler le repos du canasson. "On dit même qu'il voulait le faire consul." ajoute Suétone

Caligula Dînant Avec Son Cheval.

                                        Parmi ses autres délires, notre Empereur a l'habitude de boire des perles dissoutes dans du vinaigre et de faire construire des bateaux incrustés de pierres précieuses pour naviguer le long des côtes. Féru de spectacles et de jeux, il adore assister à toutes sortes de représentations. Mais ce ne sont que des fadaises bien inoffensives, compte tenu de  son comportement durant les jeux en question. Quelques exemples :
" Au milieu d’un spectacle de gladiateurs, il ordonnait tout à coup qu’on retirât les toiles qui garantissaient l’assemblée des ardeurs du soleil, et défendait que personne ne sortît. Au lieu des combats ordinaires, il faisait entrer dans le cirque des bêtes épuisées, les gladiateurs les plus vieux et les plus abjects, et même des gladiateurs de rebut, ainsi que des pères de famille connus, mais affligés de quelque infirmité. (...) Comme on achetait fort cher les animaux qui servaient de nourriture aux bêtes destinées au spectacle, il leur fit livrer les criminels. À cet effet, il visita lui-même les prisons, et, sans examiner la cause de la détention de chacun des prisonniers, il se tint sous le portique, et condamna aux bêtes tous ceux qui y étaient renfermés. (...) Il condamna aux mines, ou aux travaux des chemins, ou aux bêtes, une foule de citoyens distingués, après les avoir flétris d’un fer brûlant. Il y en eut qu’il enferma dans des cages où ils étaient obligés de se tenir à quatre pattes ; il en fit scier d’autres par le milieu du corps. Et pourtant ce n’était pas pour des motifs graves : les uns avaient été mécontents d’un de ses spectacles, les autres n’avaient jamais juré par son génie." (Suétone, "Vie De Caligula", XXVI - XXVII.)

                                        Plusieurs de ses saillies sont passées à la postérité : il agonit le peuple d'injures lorsque celui-ci ne va pas dans son sens lors des Jeux et s'exclame : "J'aimerais que le peuple romain n'ait qu'un seul cou !" Apparemment obsédé par la décapitation, il répète fréquemment, lorsqu'il embrasse une femme dans le cou : "Une si jolie nuque sera tranchée dès que j’en donnerai l’ordre." Lors d'un festin, il éclate de rire et explique aux convives, qui l'interrogent sur les raisons de cette hilarité soudaine : "Quand je pense que sur un seul geste de moi vous pouvez tous être égorgés!" Autre phrase restée célèbre, celle dont Caligula fait sa devise : "Oderint, dum metuant" - "Qu'ils me haïssent, pourvu qu'ils me craignent" - empruntée à une tragédie de Lucius Accius. Tibère avait déjà adapté la sentence en "Oderint, dum probent" - "Qu'ils me haïssent pourvu qu'ils m'approuvent". On appréciera la nuance...

Statue De Caligula, reconstitution 3D - ©The Digital Sculpture Project.

                                        Pour que la tableau soit complet, on raconte aussi qu'il aime à déclarer que les greniers à blé de Rome sont vides - ce qui n'est évidemment pas le cas - simplement pour jouir du spectacle des émeutes créées par les mouvements de panique. Et encore, ce ne sont là que quelques unes des aimables fredaines de notre jeune ami !


                                        Tibère était peut-être un vieux grognon misanthrope, mais il avait au moins eu le mérite de laisser les caisses pleines. Hélas, il doit se retourner dans sa tombe en voyant la manière dont son successeur dilapide les 3000 millions de sesterces qu'il lui a légués ! Le trésor à sec, il faut faire rentrer du cash et, pour se faire, Caligula se livre à l'extorsion et à la confiscation. Il instaure de nouveaux impôts (dont un sur les prostituées) et organise des ventes aux enchères, auxquelles les sénateurs sont vivement encouragés à participer en versant des sommes exorbitantes. Mais cela ne suffit pas, et Caligula accapare alors les héritages des uns et des autres, de façon pas toujours légale...

CONJURATIONS, EXÉCUTIONS ET... COQUILLAGES.



                                        C'est évident, Caligula mérite davantage la camisole de force que la Pourpre impériale ! Dans ces conditions, on ne s'étonnera pas que les relations entre l'Empereur et le Sénat se dégradent. En 39, Caligula prononce un discours édifiant, accusant les pères conscrits d'avoir été complices des exécutions sous le règne de Tibère, et les désignant donc comme responsables de la mort de sa mère et de ses frères. Et voilà qu'il ressort les fameux dossiers, qu'il prétendait avoir brûlés lors de son intronisation ! Il va jusqu'à affirmer que lui-même ne se sent pas à l'abri : "D'ailleurs de vous, je ne dois moi non plus rien attendre de bon.", balance-t-il à la face des sénateurs.
"A la suite de ces paroles, il introduisit Tibère, qui lui disait : "Tout ce que tu as dit est juste et vrai ; ainsi donc, point d'amitié, point de compassion pour aucun d'eux. Tous te haïssent, tous souhaitent ta mort ; ils te tueront, s'ils le peuvent. Ne songe pas non plus à rien faire pour leur être agréable, et ne t'inquiète pas de leurs propos ; regarde ton plaisir et ta sûreté comme la suprême justice. De la sorte, tu n'éprouveras aucun mal et tu jouiras de tous les plaisirs ; en outre, tu seras honoré d'eux, qu'ils le veuillent ou qu'ils ne le veuillent pas. Si tu agis autrement, il ne t'en reviendra rien en réalité ; tu recueilleras, en apparence, une vaine gloire qui ne te procurera aucun avantage, et tu périras ignominieusement victime de leurs complots. Aucun homme, en effet, ne se laisse volontairement commander : tant qu'il craint, il révère celui qui est plus fort que lui ; croit-il que son chef est le plus faible, il se venge de lui". Caius, après avoir, par ce discours, ramené la coutume des accusations de lèse-majesté, le fit aussitôt graver sur une plaque de bronze, et sortit précipitamment de la curie ; puis, le même jour, il se retira dans la région suburbaine. Quant au sénat et au peuple, ils furent dans une grande crainte, se souvenant des injures qu'ils avaient, en bien des circonstances, proférées contre Tibère, et songeant quelles paroles ils venaient d'entendre dans la bouche du prince et quels discours ils entendaient auparavant. " (Dion Cassius, "Histoire Romaine", LIX - 16.)
Les premiers troubles sérieux surviennent la même année, lorsque les deux consuls sont destitués, au prétexte qu'ils auraient commémoré la bataille d'Actium - soit la défaite de Marc Antoine, arrière-grand-père du Princeps, face à Auguste. Toutefois, celui-ci précise, sans rire, qu'ils auraient aussi été destitués s'ils avaient omis de célébrer cet anniversaire puisque Auguste était aussi son arrière-grand-père ! En réalité, il s'agit sans doute d'un faux prétexte et on peut supposer que les deux consuls payent pour une première conspiration, visant à renverser Caligula. Un premier complot donc, mais pas le dernier.


                                        En effet, une vaste conspiration est découverte peu de temps après. Elle réunit rien moins que les deux sœurs survivantes de Caligula (Agrippine et Livilla) ainsi que le veuf de Drusilla, Marcus Aemilius Lepidus. Les deux premières sont exilées sur les îles Ponziane, tandis que Lepidus est exécuté.

Adlocutio de Caligula aux armées.

                                        Une troisième conjuration est déjouée la même année : elle est menée par Cornelius Lentulus Gaetulicus, le commandant de l'Armée du Rhin. Accusé de trahison, il est exécuté en Octobre. Caligula est alors à Lyon, et il se rend sur la frontière rhénane au début de l'année suivante. Le futur Empereur Galba est nommé en remplacement de Gaetulicus. Caligula en profite pour entreprendre une expédition militaire en Germanie et en Bretagne. Malgré la levée de deux nouvelles légions, ces deux campagnes sont des échecs complets.
"On s'accorde à penser que Caligula songeait à s'introduire en Bretagne, mais, versatile, il abandonna ce projet après avoir échoué dans ses tentatives démesurées d'envahir la Germanie " (Tacite, "Vie d'Agricola", XIII - 1)
Les Romains ne rapportent aucune victoire significative face aux Germains, et Caligula doit abandonner son projet de conquête de la Bretagne, sans doute trop risqué. Si l'on en croit Suétone, la campagne tourne même à la farce pure et simple : il se contente d'ordonner à ses soldats de... ramasser des coquillages sur les rives de la Manche, pour les exhiber lors de son triomphe comme "dépouilles de l'océan" ! Et l'Empereur d'organiser à Rome un triomphe burlesque, au cours duquel il fait passer des Gaulois recrutés pour la circonstance pour des Germains vaincus. Bref, la santé mentale de ce brave Caligula ne s'améliore pas. Lorsqu'il revient à Rome, l'Empereur est accueilli par une délégation de sénateurs. Il les avertit, en désignant l'épée qu'il a dégainée : "Je reviendrai, et elle sera avec moi." Voilà qui n'augure rien de bon.


LE DIEU EST TOMBE SUR LA TÊTE.



                                        Au cours des derniers mois de son règne, Caligula gravit un échelon supplémentaire dans la démence : voilà qu'il se prend pour un Dieu ! Vous m'objecterez que le culte impérial n'est pas une nouveauté, et vous aurez raison. A ceci près que, jusqu'ici, ce n'était pas l'Empereur que l'on vénérait, mais son "génie" - nuance subtile, mais nuance tout de même - et surtout ce culte se pratiquait dans les provinces. Or, non seulement Caligula érige un Temple, dédié à lui-même, sur le Palatin, mais il oblige en plus les citoyens les plus riches à lui verser des sommes colossales, en échange de l'insigne honneur de devenir un de ses prêtres. Pire, nous dit Suétone : il se prend VRAIMENT pour un Dieu !
"Les nuits de pleine lune, il l'invitait fréquemment à venir l'embrasser et partager sa couche, et le jour il causait secrètement avec Jupiter Capitolin, tantôt en chuchotant et prêtant l'oreille à son tour, tantôt à voix plus haute et  non sans le quereller. On l'entendit, en effet, menacer Jupiter en criant : "Enlève-moi, ou c'est moi qui t'enlèverai." Enfin selon son expression, il se laissa fléchir ; et, invité par Jupiter à venir loger chez lui, il établit un pont par-dessus le temple d’Auguste, du mont Palatin jusqu’au Capitole. Bientôt, pour être encore plus voisin, il fit jeter les fondements d’un nouveau palais sur la place même du Capitole. " (Suétone, "Vie De Caligula", XII.)
Caligula Adoré Comme Un Dieu Entre Les Statues De Castor Et Pollux.


                                        Ces aspirations divines ne vont pas sans causer quelques problèmes, notamment en Judée où Caligula se met en tête de transformer le temple de Jérusalem en sanctuaire impérial et d'y faire ériger un statue à son effigie, ce qui provoque des émeutes. Il faudra l'intervention du subtil Hérode Agrippa (ami d'enfance de Caligula qui l'avait lui-même élevé au trône de Roi de Batanée, Galilée et de Pérée - voir ici pour plus de détails.) pour persuader l'Empereur de renoncer au projet.


                                        A la fin de l'année 40, les rapports entre Caligula et le sénat se tendent encore un peu plus : un énième complot est découvert et réprimé, plusieurs sénateurs sont exécutés. En 41, une dernière conjuration éclate, beaucoup plus étendue : elle est menée par deux officiers de la garde prétorienne, Cassius Chaerea et Cornelius Sabinius. Suétone rapporte que Chaerea haïssait l'Empereur, parce que celui-ci ne cessait de le railler et de se moquer de ses mœurs efféminées, le surnommant Vénus, Cupidon ou encore Priape.... Peut-être, mais ce sont en fait des sénateurs, de plus en plus effrayés par les sautes d'humeur et la cruauté de Caligula, qui tirent les ficelles.

MORT D'UN TYRAN.

"Mort De Caligula." (Toile de L. Alma-Tadema)


                                        Le 24 janvier 41 l'empereur assiste aux Jeux Palatins. Il a pour habitude de s’absenter vers midi, pour aller se sustenter. En gros, l'idée est de se jeter sur lui alors qu'il quitte le théâtre. Manque de chance, Caligula souffre ce jour-là de maux d'estomac, et il retarde sa sortie. Des sénateurs complices le persuadent finalement de partir, au prétexte qu'une troupe de comédiens l'attend devant le théâtre pour lui présenter un spectacle. Alors qu'il s'engage dans un cryptoportique, Caligula se retrouve soudain entouré de soldats armés jusqu'aux dents. Chaerea passe à l'action, et c'est la curée :
"Chærea l'avait grièvement blessé à la nuque du tranchant de son glaive, en criant : "À moi !", qu'aussitôt Cornelius Sabinus, le second des tribuns conjurés, lui avait percé le cœur. D'autres prétendent que Sabinus, ayant fait écarter la foule par des centurions qui étaient du complot, lui avait, selon l'usage militaire, demandé le mot d'ordre, et que Caius ayant répondu "Jupiter", Chærea s'était écrié : "Le voici !" et, comme le prince se retournait, il lui avait brisé la mâchoire. Renversé par terre et se repliant sur lui-même, il criait qu'il vivait encore ; mais les autres conjurés lui portèrent trente coups, selon le mot de ralliement : "Redouble". Quelques-uns lui enfoncèrent l'épée dans les parties honteuses" (Suétone, "Vie de Caligula", LVIII).

                                        Dans la foulée, les prétoriens assassinent son épouse Caesonia et brisent le crâne de sa fille. Ainsi meurt Caligula, à l'âge de 29 ans, après un peu moins de 4 ans de règne. Son oncle Claude, pourtant considéré comme un simple d'esprit, lui succède - mais c'est une autre histoire. 




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